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Feuilletons d'atelier

Anna Tomaszewski - À un moment donné, cela prend vie, par Camille Paulhan

26.11.22
Anna Tomaszewski - À un moment donné, cela prend vie, par Camille Paulhan
26.11.22

I can't help it, studios move me; I wanted to propose for thankyouforcoming portraits of studios, words of artists collected in these places, in front of their works. It is more a question of what a studio does to artistic production, of how one works there, how one strolls there.

Lire le feuilleton d'atelier #18
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The author
Camille Paulhan

The artist
Anna Tomaszewski

Savoir, au juste, si et comment la lumière spécifique de l’automne sur les carreaux, l’acoustique défaillante ou les odeurs du restaurant mexicain au pied de l’immeuble influent sur les œuvres que produisent les artistes.

Savoir, également, ce qu’on y écoute comme musique, quelles cartes postales ont été punaisées aux murs, si l’on marche sur des bâches, du papier bulle, des points de peinture ou des chutes de papier. Y voir, aussi, les para-œuvres, les infra-œuvres, les pas-tout-à-fait-œuvres, les plus-du-tout-œuvres, et être donc au cœur du moment du choix.
Je n’avais pas très envie qu’apparaissent mes questions, elles se sont donc effacées.

En 2017, j’étais invitée par Claire Migraine, directrice artistique de thankyouforcoming, à participer au programme de résidences ACROSS à Nice ; au menu d’une semaine plutôt dense, expositions, promenade des Anglais, rencontres, repérages, socca fondante et surtout visites d’atelier. J’ai pris rendez-vous avec Anna Tomaszewski au 109 - La Station, où sont implantés les ateliers de la ville de Nice ; elle était sortie quelques années auparavant de la Villa Arson et je ne connaissais son travail que par portfolios et autres dossiers pdf. Ce qui m’avait marquée en entrant dans les lieux, c’était le caractère délibérément horizontal de son atelier : ce qui était à voir était plutôt posé sur des étagères ou des socles bas. Le travail d’assemblage, de réunion des matériaux se faisait là, plutôt que sur les murs ou sur des tables. Les sculptures reposaient à même le sol.

(suite du texte après les images)

Quatre ans plus tard, en retrouvant Anna Tomaszewski à la Fondation Fiminco, où elle bénéficiait d’une résidence, je découvrais un atelier de grandes dimensions, mais où ce désir d’être proche du sol demeurait. Sur des tables, de simples plaques de polystyrène accueillaient, triés et rangés méthodiquement, les fragments issus de ses glanages : petits morceaux de plomb fondu, d’argile, de cire, coquillages, cailloux, ossements, écorces, coquilles de noix ou de litchis, fossiles, bois rongé, cacahouètes, lichens, scories de porcelaine ou de bronze… Le travail sculptural se déployait au centre, alors que les espaces de recherche (tables de travail, essais divers) étaient plaqués contre les murs. Là encore, ni socle pour les sculptures, ni encadrements pour les dessins : tout se frôlait, inévitablement.

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" Quand j’étais enfant, je me souviens avoir développé un lien fort à certains espaces mentaux, notamment langagiers. J’avais un lecteur de cassettes audio, avec lequel j’écoutais des contes en polonais, ma langue maternelle.

Ces récits ont forgé mon imaginaire à cette époque-là. La sonorité et la voix de la personne qui lisait ces histoires m’a beaucoup marquée : elle décrivait les matières et l’espace de manière très précise, comme dans La reine des neiges d’Andersen, où il y a cette image du miroir qui se brise en mille morceaux, et un des débris entre dans l’œil puis dans le cœur de Kay. Cette vision fragmentaire et presque kaléidoscopique du monde m’a marquée par sa force, et m’est restée depuis. Il y a ce rapport des échelles entre elles, un détail qui devient comme une déflagration, une amplification d’une réalité, d’une sensation ou d’un sentiment. Qui plus est, le polonais est une langue polysémique, complexe et changeante. Cette façon qu’a le langage d’élargir la perception que l’on a des choses m’a beaucoup nourrie. Il y a plusieurs possibilités de dire une seule chose, de par la structure de cette langue et de ses déclinaisons. Tout est mouvant. L’identité des objets et des êtres n’est pas statique.

J’ai grandi avec un père littéraire et une mère artiste. Ma mère faisait de la tapisserie, le salon était rempli de métiers à tisser de grands formats. Il y avait une physicalité qui se dégageait de ces objets, une sorte de force de par leur monumentalité, et en même temps quelque chose de fragile et de délicat. À cette époque, ma mère travaillait à la maison et j’avais pris l’habitude de dessiner à ses côtés pendant qu’elle tissait. L’entrée aux Beaux-arts a été pour moi une suite logique plutôt qu’une décision ferme, ça s’est fait naturellement. Lorsque je suis arrivée à la Villa Arson en 2009, j’ai été assez étonnée de voir que ce qui se faisait en sculpture était généralement assez massif. Je ne voulais pas me précipiter pour produire le plus possible. Ce qui me plaisait le plus, c’était l’expérience et les moments d’accrochage dans les galeries d’essai, le rapport de la forme à l’espace. Je me souviens avoir ressenti une sorte de vertige face à l’espace vide de la galerie d’essai, comme une page blanche où il fallait inventer des dynamiques. Ma pratique d’atelier s’est développée d’abord comme une recherche, quelque chose d’embryonnaire ou d’intuitif qui prenait ensuite corps dans un espace d’exposition. Je glanais énormément de fragments de matières et rebuts (morceaux de métaux, de plastique, de pierres, débris et chutes trouvés à l’école…), que je rassemblais ultérieurement à l’atelier.

Je faisais par la suite des installations à même le sol qui recréaient un seul et même environnement, et qui fonctionnaient comme des espèces d’écosystèmes. Étant donné que je glanais essentiellement des choses que je trouvais au sol, cela me semblait logique d’avoir ce rapport à l’horizontalité, à une vision paysagère de l’espace, plutôt qu’à une forme de verticalité. J’étais sans doute dans une résistance face à une certaine idéologie, et j’essayais d’être dans une économie de moyens, de faire le maximum avec le minimum. Le glanage, cela s’inscrivait dans ce désir de trouver des objets déjà existants et de les recycler en quelque sorte, de les transformer, de les recouvrir ou de les camoufler pour les réincarner en autre chose, dans un esprit un peu chamanique.

Après la Villa Arson, j’ai eu un atelier à la Halle Spada à Nice pendant un an suite au prix de la Ville de Nice que j’ai reçu en 2014. Ensuite, un appel à candidature a ouvert pour l’obtention d’un atelier de la Ville et j’ai déménagé au 109-La Station. Cet atelier, où je suis retournée après ma résidence à la Fondation Fiminco à Romainville en 2021, est un lieu un peu particulier. C’est un espace chargé d’histoire car ce sont des anciens abattoirs, ce qui rend le lieu sans doute quelque peu hanté.

Le passé n’est pas annihilé, il reste encore des espaces en friche, qui témoignent de ce passé assez douloureux et violent. Cependant, on arrive à vivre avec ce lieu, à le dompter, en dépit de ses volumes immenses. Il y a une longue terrasse ensoleillée où se trouvent aujourd’hui les ateliers de la ville de Nice, où il est très agréable de travailler, et qui favorise les échanges entre artistes.

J’aime m’entourer de livres, de catalogues ou d’éditions d’artistes et d’écrivain·es dont je me sens proche, d’inspirations diverses. Dans l’atelier coexistent deux temps : celui du travail en solitaire, et les moments d’échanges et de discussions avec les personnes qui me rendent visite. Comme il y a dans ma pratique à la fois de la maîtrise et de l’accident, j’ai souvent le désir d’être surprise par les projections que l’on peut faire sur mes œuvres, la façon dont elles engagent un récit : c’est encore une question de langage, d’oralité et de fiction. J’ai autant besoin de moments d’intimité et de silence à l’atelier, que du regardeur pour faire exister une œuvre pleinement.

J’aime changer d’atelier, changer d’espace, voguer entre différents lieux. J’ai toujours été un peu nomade. Mes œuvres prennent vie essentiellement dans des lieux qui ne sont pas l’atelier, je les travaille là-bas, mais je les active au moment de l’exposition. Pour moi, l’œuvre est vraiment le croisement entre l’énergie d’un objet et celle d’une architecture. À un moment donné, cela prend vie. L’atelier est pour moi comme un paysage en substance, où tous les éléments sont là pour que cela prenne vie.

Étant donné que je travaille in situ, le travail à l’atelier est toujours contextuel, et relié à d’autres espaces. Le lieu de l’atelier est nomade en lui-même, c’est pour moi un lieu de passage, de transformation des objets d’un état à un autre. On pourrait dire que c’est un endroit de gestation de la matière, où les fragments sont en latence, jusqu’à ce que se produise cette « rencontre » de la matière avec un lieu en particulier. J’essaie de faire en sorte que l’atelier demeure aussi un espace mental et dynamique qui peut voyager de territoire en territoire. C’est un endroit du faire au sens large, d’un point de vue formel ou conceptuel. Je pars toujours d’une réalité existante c’est-à-dire de la matière, qui m’amène à construire des fictions et des environnements particuliers.

L’atelier est le lieu où toutes les possibilités sont prises en compte, celles de l’expérimentation, de l’accident. Je considère ce lieu comme une zone mouvante et vivante, où les connexions se font avec le monde extérieur, comme un mouvement sensible et organique. Il y a en permanence ce va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur, entre le paysage au sens large et l’espace clos de l’atelier, par exemple le glanage quotidien est aussi une pratique d'atelier à ciel ouvert.

Peut-être que ce lien au mouvement et au nomadisme me vient de mes origines, ma double culture franco-polonaise ; j’aime que certaines choses ne soient jamais totalement figées, qu’il puisse toujours y avoir des formes et des sens ouverts. Je compare cela à une pensée organique et une appréhension du monde non statique, mais en perpétuelle évolution. Je me sens moi-même continuellement en partance. Et dans mon travail aujourd’hui, cette vision parcellaire du monde est présente : j’essaie de reconstruire un tout, mais à partir de fragments. Je vois mes objets glanés comme des potentialités sculpturales, qui à un moment donné vont prendre vie dans un espace. Chacun d’entre eux est unique, et je ne suis pas dans une dynamique de classement ou de numérotation scientifique.

Il n’y a pas de hiérarchie, ni temporelle, ni qualitative. Pour moi un fragment d’une roche météorite a autant de valeur qu’un bout de plastique érodé plus immédiatement par l’humain.

La manière dont je dispose ces éléments trouvés dans l’atelier témoigne de cette horizontalité des statuts : ils sont posés sur une planche, où je les place les uns à côté des autres. Ils sont tous des sortes de fossiles de traces et d’événements accumulés et sont le travail du hasard et du temps que j’extrapole ou amplifie dans un espace, en créant des environnements spécifiques. C’est presque comme un langage : c’est présent, et cela peut être activé à n’importe quel moment, comme un mouvement perpétuel.
Quand je travaille à l’atelier, je me mets dans un état de méditation. J’ai découvert cela il y a quelques années, notamment avec le travail de la terre. Il y a un réel rapport à la physicalité, à la force de la matière que l’on dompte et qui nous dompte en retour. C’est une danse permanente. Parfois, les gestes que je réalise en sculptant me poussent à me mouvoir dans l’atelier. Je me laisse traverser par ce mouvement de la matière pour ensuite le transmettre à mes formes. Le rapport au corps et au scopique est très présent. Les deux sont pour moi intrinsèquement liés. Partir de l'œil – qui est à la fois un focus par lequel on regarde et un symbole de l’esprit – pour aller vers le corps, qui est plus englobant, c’est aussi intégrer ce rapport d’échelle et de dimension en nous. D’une certaine manière, j’essaie de faire en sorte que l’atelier demeure un espace mental et dynamique qui me permette de rester dans le plaisir de faire, non sans contraintes bien sûr."

Camille Paulhan et Anna Tomaszewski pour thankyouforcoming, Eté – Automne 2022.